lundi 25 octobre 2010

Lanternes

Elle :

À petits pas il part tous les matins dans le pavillon, caché près des bonsaïs. Il a dans son sac de la farine, des pigments de couleurs et ses petits outils. Il travaille depuis 35 ans à façonner des minuscules personnages pour des fresques miniatures, qu’il vendra ensuite aux touristes. Il se rend tous les matins et travaille tard le soir. Il se perd dans tous les gestes qu’il répète inlassablement. Il se perd en répondant aux mêmes questions posées par les touristes qui viennent le visiter. Parfois une enfant, plus bavarde et curieuse s’intéresse vraiment à l’ouvrage. Il n’a pas le temps, ni le courage, ni même le cœur de répondre adéquatement. Ses mains, façonnent et modèlent, sans avoir besoin de lui… Il sourit. Mais il ne pense qu’à elle.

Sa fille. Partie vivre là bas, dans ce pays qu’il avait quitté, un peu pour elle. Pour qu’elle vive une vie remplie d’opportunités. Elle est partie là bas. Retrouver ses origines. Elle mange maintenant du riz le matin, le midi et le soir. Ici elle aurait pu manger aussi un souvlaki. Mais ce n’est pas ce qu’elle a choisis.
L’exil.
Elle a choisis l’exil.
Elle vit dans les odeurs qui l’ont vu grandir lui.
Elle vit dans un régime qu’il a fuit.
Et lui, de ses doigts agiles, mais fragiles, continue de fabriquer pour les touristes ces petits personnages en farine, qu’il vent pour subsister.
Son cœur est rempli d’incompréhensions.
Pourquoi les enfants font-ils si souvent le chemin que l’on fuit ?
Pourquoi sa fille le quitte pour aller dans ce pays qu’il a fuit ?
Son cœur est en exil.

Tous les matins, il va à petits pas dans ce pavillon, caché près des bonsaïs. Il a dans son sac, tout ce dont il a besoin pour fabriquer le rêve des touristes. Et le soir venu, lorsque l’heure sonne pour rentrer enfin à la maison, il fait le chemin inverse. C’est plus joli, rempli de lanternes illuminant le chemin, rempli de musiques qui ont bercé son enfance. Mais lui, lui ne voit rien. Il est rempli de tous les exils de son histoire. Il voit la vie en noir et blanc. Il ne voit que les taches rouges sur son passage.
Coups de sang, coup de gueule.
Il s’ennuie de sa fille.
Les yeux rouges, il marche jusque chez lui, embrasse sa femme, la fait danser dans le salon et mange avec elle un souvlaki.
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Lui :
Elle était étendue, là, dans la cour.
Son âme meurtrie aurait voulue partir avec le vent, comme les feuilles mortes venant se déposer sur son corps immobile, paralysé par la douleur et la peine.
La terre s’ouvrait sous ses pieds pour l’aspirer dans les abysses.
La vie avait été si bonne pour elle.
D’abord, de bonne lignée, elle avait eu droit à une bonne éducation et n’avait jamais manqué de rien. Ses parents s’aimaient, et le climat social était bon. C’était une époque prospère et insouciante. Les histoires de guerres semblaient avoir été écrites pour faire peur aux enfants, et les vestiges militaires semblaient faits pour le faste et l’apparat des grandes cérémonies.
Les enfants courraient dans le village, semoncés par les vieillards feignant un air bourru. Leurs sourires édentés finissaient par les trahir,  ravis par les rires et le soleil généreux pour leurs vieilles carcasses.
Puis l’amour avait pointé son nez.
Un jeune cavalier, frais sorti de l’académie militaire, était revenu de la capitale. Elle ne l’avait pas reconnu. Le village s’était animé, c’était la fête.
Tel un papillon sorti de son cocon, le gamin morveux qui lui tirait les cheveux était devenu un officier de cavalerie. Lui qu’elle avait souvent repoussé, semblait maintenant si noble, inspirant l’admiration.
Le cavalier et son cheval ne faisaient qu’un. Il était souriant, chaleureux, et donnait la main aux enfants qui voulaient tous le toucher, comme s’il était irréel, un conte ancien, une légende.
Wu avait pour mission de lever une petite milice. Son charisme était puissant, et sa force résidait  dans sa douceur. Qui aurait cru qu’un homme si imposant, armé, puisse être aussi bienveillant.
Elle sentie son cœur chavirer instantanément.
Le temps s’était écoulé lentement, dans le bonheur. Les récoltes étaient bonnes, les artisans avaient enfin du temps pour créer la beauté, sans craindre la famine.
Le prestige que Wu ramenait avec lui, et sa nouvelle milice, rejaillissait sur le village et ses habitants. Le gouverneur était satisfait.
Son armure ne l’avait pas  protégé  contre l’attirance et l’admiration qu’elle lui vouait. Wu avait aussi fini par être chaviré par cet amour si puissant.
Les cérémonies furent somptueuses. Le village se transforma en palace. Ses habitants voulant célébrer et partager la grande nouvelle. Des jardins s’érigèrent, et tous voulaient participer à ce rêve prodigieux, trouver une façon d’immortaliser cette joie contagieuse. Les pagodes, les sculptures, respiraient le désir de répandre la beauté.
Quelques artisans avaient même créés des lanternes colorées pour donner vie à la nuit.
Wu avait même fait la surprise, avec ces mêmes artisans, d’organiser une soirée avec des lanternes volantes, qui s’élevaient gracieusement dans le ciel, comme des esprits magiques, jusqu’à ce que leur flamme se perdent dans les étoiles.
Puis l’ombre s’était abattu dans un galop trépidant de monture exténuée. Le messager avait interrompu la fête, il tenait un rouleau de parchemin pour le chef de la milice.
Des hordes d’envahisseurs se préparaient à franchir les frontières du royaume.
Tous les hommes aptes au combat devaient partir sur le champ, grossir les rangs d’une armée hâtivement rassemblée.
Une  manœuvre qui n’augure jamais rien de bon. Ce genre d’armée n’est qu’une chair à pâté pour des vétérans aguerris.
 La mort dans l’âme, mais fidèle à l’empereur, Wu s’était exécuté.
L’attente avait commencé. Les anciens consolidaient les défenses du village. Il restait peu d’homme en état de se battre, et tant à faire.
Son cœur s’était arrêté, arraché par le départ de Wu… En quelques mois, il avait réussit à prendre tant de place en elle, que le vide qu’il laissait lui coupait le souffle.
Les jours défilaient, le froid s’installait.
L’angoisse s’incrustait dans la fibre profonde de chacun. Comment faire pour continuer à vivre dans l’ignorance.
Les femmes tentaient de se réconforter, mais n’arrivaient pas à rendre crédible le masque qui couvrait l’enfer de leur peur, l’anticipation qui gruge l’espoir et tue le rire.
Un matin, un messager est revenu, poussiéreux, abattu.
L’urgence du message l’avait quittée. Il avait l’air accablé.
Les hommes s’étaient battus vaillamment, accomplissant de grands faits d’armes. Ils avaient repoussé l’envahisseur. Mais aucun n’avaient survécus. Ils avaient fait le sacrifice ultime, pour l’amour des citoyens de ce royaume et pour l’empereur.
Le reste du discours s’était fondue dans un brouillard de sons inaudibles.
Depuis, elle passait ses longues soirées dans la cours, à ne voir qu’une exécution macabre des plans de l’empire chaque fois qu’une cérémonie avait lieux.
Les lanternes se vidaient du sang des soldats, se déversaient dans la terre, teintait l’univers.
Le vent chantait sa complainte funèbre dans les rues mal entretenues.
Chaque foyer pleurait un homme, et il faudrait attendre la prochaine génération pour qu’elle puisse prendre la relève, et faire prospérer la terre.
Pourquoi…
Pour que le cycle se perpétue, tel un serpent qui se mort la queue…
Le dragon avait perdu ses ailes et ses dents, il s’était transformé en vulgaire lézard.
Elle ne voulait plus que s’éteindre et rester dans le passé, passant le flambeau pour que les siècles à venir finissent par valoriser la paix et le bonheur.
Mais l’homme, capable du mieux comme du pire est-il fait pour ça.
Son côté sombre peut-il être vaincu par la lumière?
Pourrait-il porter une lanterne pour éclairer son cœur, l’empêcher de verser vers les ténèbres…..

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