lundi 8 novembre 2010

Le piège

Lui :
Il vient de jeter la carcasse du lièvre dans la poubelle.
La pauvre bête était raide, figée dans une position d’agonie.
En fait, la rigidité de la dépouille était telle, que si la fourrure n’avait étouffée un peu le bruit de sa chute, il lui aurait semblé jeter un bout de bois.
Cela lui avait pris des semaines pour l’apprivoiser.
Quelques légumes, des crudités, et beaucoup de patience.
Il était fasciné par la vie de cette bête apeurée, néanmoins subjuguée par la possibilité de se procurer de la nourriture si facilement.
Il aimait bien l’observer… Arrêter le temps pour se prêter à ce jeu de séduction animale.
Les mouvements rapides et nerveux des ses moustaches et de ses oreilles,  ensemble harmonieux, suggéraient d’abord la peur de la mort, puis l’apprivoisement de celle-ci.
Avec le temps, le lièvre venait de plus en plus se prélasser dans sa cour.
Un lien s’était créé.
Le rongeur avait trouvé une stupide carotte en plastique, et s’était étouffé.
Le lien s’est brisé avec le bruit du couvercle de la poubelle qui se referme bruyamment.
Ses pensées l’amènent déjà ailleurs. Il n’a déjà plus de temps pour ça.
La pluie froide lui gèle les os.
Il a tellement soif, lui qui est pourtant trempé sous l’averse.
Quel paradoxe.
C’est près de la source, petite cascade cristalline, qu’il avait d’abord vu le lièvre.
Il n’avait qu’à marcher un peu pour la trouver, un peu passé l’allée de peupliers.
Elle était là, et le clapotis joyeux de son eau fraiche chantait le bonheur de pouvoir y tremper ses lèvres. Il tend ses mains jointes pour recueillir un peu d’eau comme on ferait une prière.
Puis se redressant, les approches pour se désaltérer.
Une voix l’arrête, un peu urgente, décidée à l’interrompre.
« Monsieur? Monsieur? »
C’est la vieille voisine sous son châle et son vieux parapluie noir.
« Vous ne devriez plus boire de la source mon bon monsieur » dit-elle, de sa voix chevrotante. « Mon locataire d’en haut est tombé gravement malade de cette façon »
« Giardia intestinalis… La fièvre des castors…. Vous pourriez être malade pour le reste de vos jours »….
Ses mains s’ouvrent, laissant l’eau filer entre ses doigts pour s’écraser en grosses gouttes sur ses chaussures.
Il hoche de la tête, un peu contrarié, mais reconnaissant.
Quelle illusion, un leurre destiné à le contaminer.
Sa montre se lamente, s’il ne reprend pas ses esprits, il manquera son rendez-vous avec la belle.
Il n’en dort plus. Elle peuple ses rêves, et aussi ses fantasmes.
C’est un ange, flottant comme une plume divine, virevoltant dans l’air qui se raréfie, chaque fois qu’il la voit.
Déjà, il n’entend plus la vieille voisine… Sa voix est occultée par ses pensées, il est obnubilé par les souvenirs de cette femme onirique qui le transporte, entre le désir et la souffrance.
Ce soir, il lui annoncera son amour.
Elle le trouve drôle et attachant, il l’avait entendu, en sortant de classe, alors qu’elle discutait avec une copine.
Il marche comme un automate, dans la pluie. Le quartier des ouvriers se déroule comme le décor d’une pièce de théâtre, avec ce je ne sais quoi de faux… Un décor factice sorti de l’imagination d’un scénariste déjanté.
Et les nuages qui n’en finissent plus de se vider, de cracher leur pluie torrentielle.
Le parc se pointe déjà au bout de la rue.
Accueillant, avec ses bancs parsemés ici et là, à l’abri sous les arbres. Il ferme la rue, ou la borde, en fait. Il est protégé d’une colline sur tout le long. Elle est couverte d’arbres et de gros rochers placés dans un souci de paysagisme architectural. C’est une vision apaisante, mais quelque chose cloche… Une odeur chimique indéfinissable, âcre. L’absence de gens. Pas de vieux qui reposent leurs jambes et regardent leurs derniers jours s’écouler paisiblement. Pas d’enfants non plus. Courant dans tous les sens, meublant la lourdeur du silence avec leurs rires joyeux.
Personne sauf la femme de sa vie, et un homme.  Son sourire le fait fondre… Son regard l’achève, il est conquis. Jusqu’à ce qu’elle embrasse tendrement son cavalier.
Elle semblait heureuse de le voir.
Le sol chavire sous ses pieds.
« Regarde, c’est lui, mon camarade de classe! Il est super gentil! » Dit-elle à cet homme qui devient de plus en plus flou.
À son tour, elle disparait, pour s’estomper complètement alors qu’il continue son chemin, mort vivant ne sachant plus choisir entre la vie, ou la mort…
Il marche, gravissant la colline, jusqu’à atteindre le sommet.
L’usine est là.
Comme un énorme monument érigé à la gloire de moloch, la terre précipite ses enfants dans son brasier. Sa bouche crache d’énormes colonnes de fumées, volutes toxiques se lançant à l’assaut du ciel, voilant le soleil et l’espoir.
Ce soir, il ira y porter son cv.

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Elle :

Mon grand-père est en train de mourir.
Mon père souffre de la même maladie. Il en mourra aussi.
Ils vont mourir de ce qui a permit de faire vivre notre famille.
Ce n’est pas un hasard, une malédiction familiale.
Ils sont des centaines dans ce cas.
Et pour cette raison.
La mine fermera.
Nous n’entendrons plus les pulsations des sirènes diverses qui donnent le rythme des jours.
Nous ne sentirons plus les odeurs qui caractérisent mon coin de pays.
Et plus jamais, ma fille avec ses copines, ne pourrons fumer en, en regardant les cheminées fumer plus qu’elles, en se disant : « Pfff, elles polluent plus que nous autres… »!
Son père, mon homme, est plus chanceux que le mien. Il n’a pas travaillé si longtemps avec cette pierre si douce qu’on dirait de la soie. Il ne mourra pas de son labeur et j’espère de tout cœur, que ce sera de vieillesse.
Mon grand-père est en train de mourir. Il souffre. Ses poumons l’étranglent.
La mine aussi manque d’air. Plus personne au monde, sauf dans le tiers-monde qui ne peut s’offrir le luxe de la santé, ne veulent plus les fruits de ce cratère qui atteint presque la superficie de la grande île, Montréal.
La mine s’étrangle elle aussi.
Pour cause de dangerosité.
Et un jour.
Ma ville mourra aussi, faute d’énergie, d’oxygène et de vie.
Un jour ma ville sera morte.
Morte de n’avoir vécue que pour faire vivre nos familles tout en faisant mourir nos hommes qui s’y sont donnés avec la joie de pouvoir faire vivre leur famille.
De ma fenêtre je vois la cour d’école vide. Comme un cœur sans amour, une école sans enfants, c’est triste et pathétique. L’école est fermée. « Plus assez de densité démographique », belle phrase pour dire que tout le monde est parti.
Mes voisins partent en ville.
Ou plus au nord.
Là où les mines donnent à rêver de bijoux et de monnaie d’échange sur le cours mondial des marchandises. Marchandises dont on n’a pas tellement besoin, mais dont on rêve tant !
Mes voisins partent et je devrai le faire aussi.
Pour ma fille.
Pour qu’elle trouve son propre pouls quelque part où l’horizon se trouve plus haut que 2000 pieds en dessous de la mer.
Pour que la vie batte à nouveau dans les rêves que l’on doit avoir à cet âge là.
Mais l’idée de partir m’attriste.
Je repousse l’échéance, comme on repousse la fermeture des cheminées qui fument. On vit, la mine et moi, les derniers battements de cette ville et on profite du temps qui passe.
Et il passe toujours trop vite, devant une mort annoncée.






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