samedi 31 décembre 2011

Phare

Elle :
J’ai tout jeté par la fenêtre du balcon qui entoure notre havre.
Tous ces tissus qui portent son odeur.
Elle est partie.
Avec lui.
Elle prendra le train tout à l’heure.
Elle ne pouvait faire fi de ce qui l’attendait au bout du rail.
Tout ce blanc qui fait comme tache noire sur mon cœur.
Elle voulait toujours faire l’amour dans des draps blancs, soyeux, doux. « Pour aller avec ta peau »me chuchotait-elle.
...
Ils s’exilaient ici presque tous les jours.
Le même rituel.
Toujours.
Elle montait la première.
Se dévêtait, s’enroulait dans les draps et m’attendait.
Moi.
Moi je montais lentement, délicatement, pour essayer de la surprendre doucement. J’adorais poser mes lèvres sur ce tissu qui enveloppait la chair de ses cuisses. Je soufflais la chaleur de mon désir tout le long de son dos, jusqu’à sa bouche, offerte. Jolie et délicieuse.
Nous avions nos délices et nos supplices dans l’amour. Elle savait me faire fondre et me faire plaisir, attisant toujours plus cette montée vers le bonheur derrière lequel se cachait un besoin impératif de la posséder.
Je l’aimais.
Je l’aime encore.
Je répèterai cette phrase encore dans mille ans.
Après que l’on se soit aimé aujourd'hui, elle m’a dit : « Je pars avec lui »…
Doucement, elle m’a embrassée, tendrement elle m’a enlacée. Elle m’a dit « Je t’aime et ce sera toujours là en moi ».
S’est habillée et sans jeter un regard vers moi, est sortie dans le jour qui tombe bien moins vite que mon corps affalé sur notre lit, ivre encore de nous deux.

J’ai jeté par la fenêtre les témoins de nos ébats, de mon désir et de mon amour pour elle. Je descendrai à mon tour. J’écouterai battre mon cœur et je larguerai les amarres et je partirai loin.
______________
Lui :

Le propre du conte de fées est d’exister contre toute attente.
En cela réside toute sa magie.
Plus il est improbable, plus il est extraordinaire.
Ses aspects redoutables et terribles nous effraient.
Son dénouement nous fascine comme une romance destructrice.
Il est la genèse qui suit l’apocalypse, la dualité des hommes qui cherchent un monde meilleur dans la destruction et la domination.
Il représente l’enfant en nous, refusant de voir l’implacable réalité, accrochée à son rêve psychotique.
Il était une fois, un homme d’affaires ambitieux fort occupé.
Chaque jour, il consultait le grand écran qu’il avait fait installer à grands frais dans son bureau de directeur.
À l’aide de son ordinateur, il pouvait voir si la compagnie progressait, si sa vie était satisfaisante.
Il regardait ses comptes bancaires, ses virements, les employés à virer.
Chaque jour, d'aucuns pouvaient affirmer qu’il était fort affairé.
Mais il advint que la voix de sa secrétaire le sortit de sa contemplation. La journée tirait à sa fin et l’homme d’affaires n’avait pas su remplir tous ses objectifs.
Furieux, il renvoya la pauvre secrétaire sur-le-champ.
L’homme d’affaires était dans tous ses états.
L’heure était au bilan.
L’homme d’affaires scruta son ordinateur de fond en comble, ses comptes, questionna ses associés de plus en plus nerveux.
Tout était là.
Même plus.
L’homme d’affaires avait même découvert de nouvelles compagnies venues se greffer à ses activités industrielles, lesquelles avaient été achetées à vil prix, à force d’intimidation et d’injonctions.
Fort satisfait, l’homme d’affaires savait pourtant que quelque chose clochait.
En vieux routier du pouvoir, il savait qu’il ne pourrait avoir l’esprit en paix en sachant qu’il ne savait pas. Ses associés se précipiteraient sur son siège comme des loups affamés sur un moribond sans défense.
Consultant de nouveau le grand écran, il constata à son grand désarroi que la réponse était là, devant lui. L’homme d’affaires avait tout. Le pouvoir, l’argent, la destinée des hommes, le prestige… Mais il n’avait pas le temps.
Comment pouvait-il posséder le temps?
Demandant à son ordinateur comment il pouvait s’arroger le temps, il obtenu qu’il pouvait tenter de l’arrêter.
Qu’à cela ne tienne, il lui fallait ce qu’il n’avait pas.
Il envoya ses hommes de confiance grassement payés à la recherche de cet endroit oublié, avec pour mission de l’acheter à n’importe quel prix.
Les yeux rivés sur le grand écran, il ne cessa d’observer les déplacements de ses hommes jusqu’à ce qu’il obtienne satisfaction. Un endroit reculé, où le temps s’arrêtait.
Il fit préparer son hélicoptère dès que les papiers furent signés et s’envola sans attendre une minute de plus, afin de savourer rapidement le temps arrêté.
Il pourrait y faire installer un grand écran sur place et contrôler son empire.
L’hélicoptère s’enfonçait rapidement dans la nuit, survolant des contrées de l’empire encore inconnues de l’homme d’affaires.

Près d’une falaise, un phare se dressait, fier, éclairé par les premières lueurs de l’aube.
Constatant que ses téléphones cellulaires ne fonctionnaient pas, l’homme d’affaires ordonna à son pilote de l’attendre et mit pied à terre.
Il marcha jusqu’au vieux portail d’acier et ouvrit l’énorme porte pour s’engouffrer dans le phare.
Un étrange capharnaüm y régnait. Cela sentait son enfance. Des fleurs et des herbes séchaient, accrochées un peu partout. Quelque chose mijotait et répandait son fumet.
L’homme gravit les marches, sans vraiment regarder les lits déserts et monta jusqu’à la chambre principale. Un grand lit l’y attendait.
Envahi par une grande fatigue, il s’y étendit, ferma les yeux, et s’assoupit.
Étrangement, il se sentait déjà chez lui.

Elle était allée chercher des baies et relever les pièges et les collets afin de préparer le repas du soir.
Ses enfants étaient partis tôt. L’école était loin, et le chemin ardu.
Elle se demandait parfois pourquoi elle s’entêtait à rester dans ce phare éloigné de tout et de tous.
Ses grands-parents avaient fuit la guerre pour y trouver refuge. La vie y était dure, mais ils avaient trouvé un certain bonheur.
Cependant, elle se trouvait bien seule. Son mari était disparu en mer, nul ne l’avait revu. L’absence de sa chaleur lui faisait parfois douter de sa féminité, de l’importance de vivre. Seuls ses enfants lui faisaient entendre raison et lui rappelaient qu’elle était une mère.
Elle ajusta sa robe et chassa les pensées importunes au loin. La vie était bonne malgré tout.
Le phare l’assurait de ne jamais perdre son chemin, la ramenait vers l’essentiel, ses enfants, sa vie empreinte de simplicités, loin des tracas.
Alors qu’elle s’approchait, elle remarqua l’engin sophistiqué dans la clairière. Énorme vautour d’acier aux formes sombres.
Comme son mari lui manquait lorsque l’incertitude perçait la carapace de son bonheur.
Le cockpit de l’appareil était si sombre qu’elle ne voyait pas si quelqu’un était à l’intérieur. Elle passa rapidement son chemin pour retourner chez elle, derrière les épais murs de fonte du phare.
Elle suspendit les gibiers, mit le potage hors du feu et monta dans sa chambre.
Les escaliers craquaient sous ses pas légers. Le son familier la rassurait.
 Mais lorsqu’elle qu’elle s’approcha du lit, elle se sentit happée par un vertige démesuré. Sa peau aimantée vers celui qui obtenait tout ce qu’il voulait.
Son pouvoir était tel qu’elle ne pouvait qu’obéir à cette volonté dont il n’était pas toujours conscient. Elle le désirait et le craignait.
Elle s’agenouilla, résistant de tout son être, son esprit se déversant sur son cœur comme du métal en fusion. La douleur crispait chaque muscle de son corps jusqu’à ce qu’elle se brise, jusqu’à ce qu’elle atteigne le point de non-retour, là où la souffrance perd son sens. L’instant de grâce qui mène vers l’abandon, le repos du guerrier.
Les murs d’acier vibraient, lui parlaient.
L’homme dans le lit voulait le phare, et elle en faisait partie.
Elle pouvait résister et périr, ou céder et vivre l’insouciance, accepter son rôle de toujours… Être la gardienne du temps.
L’homme d’affaires s’était réveillé. Quelque chose de fantastique se déroulait sous ses yeux, mais aussi en lui. Comme si ses ambitions prenaient forme dans l’air, devenaient tangibles, effrayantes. Il sentait son désir pour cette femme.
Ses démons n’avaient jamais dépassé la cupidité. Il était submergé par l’envie de la posséder, complètement.
Lorsque leurs yeux se rencontrèrent, ils furent tous deux balayés par ce courant, emportés par la puissance de cette magie qu’est parfois l’amour.
Le temps passa, lentement.
L’homme se désintéressa de son empire pour se concentrer sur sa femme.
Mais bientôt, il trouvât que les enfants prenaient trop de place, l’empêchaient de profiter pleinement de sa concupiscence.
Il les envoya parcourir le monde, profiter de sa richesse.
La femme comprit que cela protégerait ses enfants et ne s’objecta pas.
Le phare tomba dans l’oubli. L’homme d’affaires avait acheté les terres environnantes, les chemins disparurent à force de ne plus être empruntés par quiconque. Même le  brouillard caressait la terre, s’affairant à soustraire le phare du regard des hommes.
 Cependant, une âme errante s’égarait parfois aux abords du phare. L’homme d’affaires, intraitable, accueillait la personne, mais décidait de la séquestrer, afin d’assurer la pérennité de son bonheur.
Enfermés dans la plus haute pièce du phare,  la femme pouvait les entendre pleurer leur liberté.
Voyant la peine que cela causait chez la femme, l’homme d’affaires avait installé une serrure sur l’énorme porte. Convaincu qu’elle serait tentée de libérer les captifs.
Le soir venu, elle menait l’homme d’affaires dans le grand lit et lui chantait son amour. Elle le rendait ivre par ses caresses et assouvissait ses désirs jusqu’à ce qu’il soit complètement épuisé.
Sombrant dans un sommeil profond, elle pouvait alors permettre la fuite des otages avec les grands draps du lit, témoins de leurs ébats.
Grisés par les effluves torrides, les gens s’échappaient pour ne jamais revenir, victime du sortilège visant à les protéger… Car depuis ce temps, de par la volonté de la femme, le temps permet d’oublier.
Encore maintenant, elle s’acquitte de son devoir…
C’est la gardienne du phare, celle qui doit rappeler aux hommes de s’arrêter pour aimer.
Les murs du phare continuent encore à vibrer dans le vent, presque inaudibles, semant l’amour là où on s’y attend le moins. Comblant l’espace laissé par les deuils et les cicatrices de la vie.