mardi 8 mai 2012

Rêveries portuaires

Elle :

Dans mon imaginaire, ils sont en bois, construits par des travailleurs acharnés et conduits par des capitaines aux longs cours, passionnés de pleine lune, d’histoires de méduses et de sirènes. Ils sont remplis de buveurs de rhum et d’amoureux de femmes dans tous les ports. Ils sont habités par des légendes qui parlent de fées et de petits garçons qui ne veulent pas vieillir. Il y a à l’intérieur des trésors cachés ou pas, et des odeurs corporelles qui s’amplifient avec le temps de navigation.
Mais pour vrai.
Pour dire la vérité, sans mensonges, sans ajouter de couleurs.
Ils sont bien souvent en métal, rouillés. Habités par des capitaines fatigués de s’ennuyer de leur femme et de marins qui ont bien hâtes à leur paie. La lune n’est pleine qu’une nuit par mois et il y a longtemps que les scientifiques ont fait la preuve hors de tous doutes, que les sirènes n’existent pas. Les marins boivent certes du rhum, mais c’est aussi pour se donner du courage, pour oublier leurs petits enfants qui grandissent sans leurs bras chauds et forts et pour avaler, même de travers, qu’ils ne sont pas là pour les faire voler au-dessus de l’herbe en riant!
Dans les cales, les trésors se marchandent aux plus bas prix possible, entre l’Asie et chez nous. Encore heureux que ce ne soient pas des réfugiés de la mer qui cherchent à n’importe quel prix un avenir pour leurs enfants.
...
Mais de tout ça ne reste rien, quand avec un café dans la main, je regarde sur l’eau ces immenses vaisseaux, lourds, qui se confondent avec l’onde et le ciel… Quand doucement je les vois passer entre les deux rives, faisant passer tous les oiseaux pour des mouches… Je me perds en douces rêveries et j’imagine des jours de rêve à côtoyer les baleines, les requins et l’eau cristalline des grandes mers. J’aime imaginer des histoires torrides entre l’immensité et les âmes esseulées. J’aime me perdre en rêveries remplies d’or et de diamants. J’aime croire que ces hommes aux bras musclés, le soir sur le pont, regarde la même lune que moi et s’inventent aussi des histoires, sur des gens comme moi, qui restent sur le plancher des vaches et qui ne prennent pas toujours le temps de faire tourner leurs enfants dans les airs, au-dessus de l’herbe en riant.
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Lui :
Perdu dans le ventre d’acier de ce titan marin, il était inquiet.
Il serrait les dents. La peur l’enrageait. Il la méprisait.
Ce rafiot en avait vu de toutes les couleurs, mais ils avaient toujours su s’en sortir. Les lames bouillonnantes avaient beau se pourfendre avec rage sur sa coque, il fendait la mer en furie. Les éléments se brisaient l’échine, le navire continuait sa route, les moteurs à plein régime afin de ne pas laisser la mer prendre le dessus.
Une panne des moteurs serait un scénario auquel personne ne voulait s’arrêter. Les marins sont parfois superstitieux.
Il criait ses ordres aux autres matelots, ses énormes mains couvertes de cambouis. Sa voix rauque à peine audible, le chef mécanicien devenait une sorte d’extension biomécanique en fusion avec les moteurs diesel.
On ne savait pas vraiment qui craindre le plus, la tempête ou le chef mécanicien.
Si cet homme avait été de nature divine, il serait sans aucun doute sorti affronter la tempête et lui foutre une raclée de l’enfer.
Les matelots le craignaient, c’est vrai.
Mais tous auraient traversé le Styx derrière lui, si la folie lui en avait donné l’envie.
Les capitaines s’étaient succédé, mais la compagnie ne mettant plus un sou sur ses bâtiments depuis belle lurette, personne ne voulait être responsable lorsque l’irréparable surviendrait.

Le dernier en lice était un vétéran ayant fait de bien mauvais choix de carrière. Mal lui en avait pris de choisir son équipage. La cargaison perdue la sanction était tombée. Sa tête avait roulé. On ne rigole pas avec le profit des armateurs.

 Le chef mécanicien l’avait remarqué, sa moustache touchait le col d’une bière dans lequel il semblait vouloir se noyer. C’était dans un port d’Irlande. Une taverne qui avait dû connaître les raids vikings tellement elle était vieille… Ou bien était-ce son état de décrépitude. Parfois, les âmes esseulées se reconnaissent dans les traces que laissent les ravages du temps. Chez les humains, on appelle ça de l’expérience.  Il était déjà connu dans l’ombre des marginaux.
Un ancien membre de son équipage qui avait pris pas mal de gallons grâce à son départ avait voulu le narguer. Le poing du chef mécanicien était tombé sur lui comme une volée d’enclumes.
Un marin était à l’hôpital, une amitié singulière venait de naitre. Le sang qui coule a parfois ce mystérieux pouvoir d’amalgamer les âmes.

Comme si Neptune avait influencé l’alignement des planètes, le vieux capitaine avait fini par remarquer le rafiot.
L’Eldorado… Un nom de bâtiment qui aurait pu sonner comme un appel à la richesse et au bonheur, mais qui en avait maintenant l’écho lugubre d’un caveau funéraire.

Allez savoir s’il s’était reconnu dans ce bâtiment en fin de carrière, mais un coup de foudre avait retenti jusqu’au fond du cœur de ce vieux loup de mer.
C’était décidé, ils feraient un dernier voyage ensemble.

Le vent hurlait de plus belle, les câbles claquaient et vibraient à se demander s’ils étaient animés d’une volonté à s’arracher vers les torrents d’eau qui assaillaient le bateau.
Sous le ciel lourd, loin des étoiles, une alarme retentit.
Les gyrophares se mirent à virer, éclaboussant les parois de leurs lumières rouge sang.

Les matelots figèrent, sentant le froid de la mort qui tentait déjà de les attirer vers le fond. Ceux qui étaient proches du chef mécanicien disent encore, en chuchotant, qu’à ce moment un sourire est passé furtivement sur son visage.

La voix du capitaine se fit entendre, l’ordre d’évacuer était catégorique. L’équipage s’entassa dans les deux canots de sauvetage.

Les matelots s’apprêtaient à recevoir le capitaine quand celui-ci claqua la porte et rompit les câbles. Le reste n’est que houle, roulis et nausée. Le temps qui s’éternise, qui étire le face à face avec la mort jusqu’à ce que la folie se pointe et nous enveloppe dans une gangue de torpeur hallucinée.

Le soleil perçait les hublots crasseux du canot vide que l’eau berçait sur le côté. À l’intérieur, une vague superposition d’odeurs. Une odeur âcre de poussière et d’huile, typique du matériel entreposé pour longtemps. Une odeur d’humidité saline, malsaine, mélangée à celle de la sueur et de la peur.
Le cri des mouettes retentissait, étouffé, dans le vaisseau abandonné.

Durant la nuit, pendant la tempête, les canots d’urgence s’étaient échoués sur une plage. Les matelots s’étaient réfugiés dans une jungle sans savoir si elle pouvait être hostile, désirant mettre une distance entre eux et la mer encore furieuse.

La lumière du matin leur avait révélé un petit paradis.
Ils s’étaient d’abord constitués en équipes pour explorer l’île, qui s’était avérée juste assez grande pour avoir une végétation diversifiée. Ils pouvaient compter sur quelques espèces de fruits et de noix, ainsi qu’une abondance de poissons variés.
Mais quelle ne fut pas leur surprise de trouver l’Eldorado échoué de l’autre côté de l’île.
Une brèche dans la coque, il avait labouré la plage et s’était éventré sur des rochers non sans avoir déraciné plusieurs palmiers.
Le choc avait été terrible.
À croire que le rafiot avait foncé sur l’île, les moteurs à plein régime.

Une odeur de tabac venait de la cabine de pilotage dont les vitres avaient éclaté. Un rire doux en fusait, parfois. Le Capitaine y était encore, la jambe droite pliée d’une bien vilaine manière. Du sang séché dans sa moustache et des lacérations causé par les éclats de verre. Il souriait, grillant sa cigarette lentement, avec la concentration d’un connaisseur dégustant un produit de luxe rarissime.
Ce ne fût pas une mince affaire de redescendre le Capitaine au sol, mais ils y arrivèrent à l’aide de câbles et d’une civière.
Le chef mécanicien riait. Cachant ses yeux mouillés derrière son rire tonitruant.

Ce soir-là, ils allumèrent des feux, en retrait de la plage.
Ils n’allumèrent pas des feux pour signaler leurs positions, mais pour le confort de la chaleur et le crépitement des braises qui éloignent l’humidité.
Ils tinrent tous conseil, comme une grande famille. Tout le monde souriait en évoquant la prédiction que le Capitaine terminerait sa carrière avec le vieux rafiot.
Il fût décidé que le bateau serait démantelé au complet, et que des caches d’entreposage seraient creusées. Ils furent aussi d’accord que le poste radio resterait dans la maison du capitaine.
Tous furent unanimes, sombrer dans l’oubli valait bien mieux que sombrer dans l’abîme… Sombrer dans l’abîme de la mémoire des humains.

Le temps passa.
Les années se succédaient dans ce coin de paradis loin de la turpitude des hommes.
Une annexe provenant d’un bateau de recherche arrivait sur la plage aveuglante et son sable doux. Un homme en complet blanc, suivi de 2 marins mirent pied à terre.
Quelle ne fut pas leur surprise de trouver quelques bâtiments, un quai, puis un village entier, propre, organisé.
L’homme représentait la compagnie d’assurance chargée de trouver des preuves de la disparition de l’Eldorado.
Quelques habitants lui dirent que ce bateau n’avait jamais été aperçu aux alentours.
Le représentant, après quelques conversations, avait fini par repartir, sous le regard amusé des villageois.
Il n’était pas dupe, mais ne pouvait rien prouver. Ne restait du bateau qu’une plaque découpée dans la coque, sur la place du petit village bucolique.

Un morceau de coque, rouillé, avec de belles lettres blanches : « L’Eldorado ». Le vrai, celui qui se tapit dans le cœur et que redoutent les banques et la cupidité des hommes.