dimanche 19 septembre 2010

Destriers

Elle :
Petite fille elle lisait des romans à l’eau de rose. La dame chez qui elle habitait en faisait la lecture compulsive. Des piles tout autour du fauteuil en tissus jaune doré. Elle n’avait qu’à passer par là, en prendre un en dessous de la pile et elle partait se cacher dehors, au parc ou dans sa chambre et elle aussi se perdait au fil des chapitres dans ces histoires rocambolesques, chevaleresques et romantiques. Elle ne comprenait pas encore trop pourquoi les dames étaient attirées par ces hommes autoritaires et souvent un peu brutes (mais au fond si tendres…), mais elle savait qu’après les disputes et les tensions venait les baisers enflammés. Et dans les livres à couvertures rouges, après les baisers venait l’amour. Venaient les chemises qui se déchiraient par la force de la passion et du désir de l’homme qui sent si bon, qui est si viril! Ensuite venaient les gémissements de la belle… À ce moment, elle était souvent contre un arbre, ou sous un saule près d’une rivière… Il faut ajouter à cette « éducation » amoureuse et sensuelle de la petite, tous les films de Walt Disney, où le prince charmant arrive au bon moment pour venir sauver la princesse d’une mort certaine, sinon d’un très long exil ou d’une horrible belle mère!
Dans tous ces récits épiques et amoureux se trouvait un élément commun. L’amour des chevaux. Les ballades en chevaux. Une ballade à cheval c’est tellement romantique. Et quoi de mieux dans les romans à l’eau de rose, que le romantisme à l’état pur ?? Et dites-moi, quel est le cheval idéal pour accueillir les fesses princières et charmantes ? Un destrier blanc, bien sûr ! La petite fille ne connaissait encore rien de l’amour, elle essayait bien de comprendre comment embrasser...  Elle se pratiquait avec sa bouche et ses lèvres sur son bras, le soir en se couchant. Elle se demandait, ce que la langue pouvait bien faire dans les baisers… Elle se sentait si seule parmi ces gens, à qui elle ne pouvait pas poser toutes les questions essentielles à l’amoureuse qu’elle voulait un jour devenir ! Car il n’y avait aucun doute, un jour il viendrait le prince charmant, il viendrait la chercher dans cette famille qui n’était la sienne que parce que l’état payait sa pension. Il viendrait certainement la prendre, l’amener sous un arbre et lui, lui enfin l’aimerait, longtemps, toujours ! Il la prendrait alors dans ses bras, l’embrasserait tendrement contre un arbre… Et lui arracherait la chemise…  La suite, elle ne la saisissait pas très bien, mais tout ça avait l’air complètement excitant, rassurant même !
La petite est devenue adulte, bien après les tumultes de l’adolescence… Des amours littéraires avec un correspondant vachement attirant, des baisers volés ici et là avec des amourettes, rien de bien enlevant, de trop déstabilisant. Elle est devenue femme et a continué de rêver à des amours enivrants, qui décoiffent, qui frissonnent et qui font battre le cœur plus vite. Elle s’en veut toujours un peu, car elle regarde l’homme qu’elle a choisi, le père de ses enfants… Elle n’est pas tellement heureuse dans ses bras, mais pas totalement malheureuse non plus. Elle sait qu’il en est de même pour lui aussi. Elle sait qu’elle ne frissonnera jamais sous un saule, près d’une rivière avec celui-là, mais elle sait que si elle le désire, il sera là toujours, stable, amical. Elle en arrive à blâmer ses lectures de jeunesse ! Depuis si longtemps qu’elle rêve à ces chimères qui n’existent que dans les films. Mais cette pensée existe en elle depuis si longtemps, cette idée d’amour plus fort, plus puissant germe en elle depuis qu’elle est si petite… Elle reste persuadée, même si c’est déraisonnable, qu’elle peut elle aussi être décoiffée contre un arbre, la chemise déboutonnée à la hâte des désirs qui montent et montent si vite que les boutons peuvent ne pas tenir la route…  Pour y parvenir elle doit faire cette place dans son cœur, elle doit prendre le chemin des esseulées, choisir la voie de la passion, plutôt que celui de la raison…. Elle y marche, y sautille, y coure sur ce chemin passionnel. Elle refait connaissance avec celle qui se pratiquait aux baisers, cette petite fougueuse, cette amoureuse, cette passionnée ! Sur ce chemin, elle y pleure plus que dans les romans de sa jeunesse, s’y sent plus seule aussi. Moins désirable, moins désirée que les héroïnes de roman.   Jusqu’au jour où… Où elle croise sur sa route, un homme, un plus grand que nature, fort et pourtant si fragile aussi, un homme qui sait voir les chevaux qui croisent sa route. Un qui est capable de les voir, mais aussi de partager cette vision avec elle. Elle sait qu’avec lui, les chevaux et les saules pleureurs entendront ses rires, ses soupirs et ses désirs battre contre sa poitrine.
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Lui :
Je roule, j’avale le bitume qui se déroule sous le camion. Je jongle aussi, perdu dans mes pensées, abruti par le millage qui s’accumule.   Saisir le moment!
Mais comment? Briser la routine qui s’agglutine comme une plaque de cholestérol dans mes vaisseaux, risquant de tout bloquer, d’empêcher la raison de vivre d’alimenter mon âme. La vie peut parfois être si lourde… L’envie de faire des folies, s’ébrouer, se secouer, comme un chien secoue son pelage mouillée… Je ne sais pas, tout briser? Brasser l’arbre pour en faire tomber les pommes, déclencher une révolution? Et mon travail? Les responsabilités…
Se sentir étouffé par les tâches, les engagements, les promesses. Se dire que c’est assez… Tout arrêter, faire demi-tour, se retenir de ne pas lancer le camion dans le terre-plein. Tout foutre en l’air pour… Pourquoi? Pour quoi?
Je déteste la sensation de vertige, quand rien ne va plus.
Mais j’exècre encore plus de me sentir coincé dans une position intenable.
Un crachin vient mourir sur mon pare brise, balayé par les essuies glaces. Si seulement la vie était aussi simple. Ce besoin immense d’un signe…  La montagne défile, au loin, derrière les prés. Les nuages, lourds de secrets, glissent lascivement le long des collines et des versants, cachant  pudiquement leurs ébats sur les sommets. J’ai encore tant à faire… Des inspections, des appels, des clients qui beuglent leur mécontentement. Soudainement, une vision furtive, un petit moment de bonheur, qui puise dans les souvenirs. Ces chevaux, dont les grands yeux noirs ont cette façon de se connecter sur l’âme. Cette nonchalance, cette désinvolture qui leur donne cette noblesse. Pouvoir leur dire « je t’aime » avec une simple offrande d’herbes grasses et appétissantes.
Je n’ai pas le temps de m’arrêter… Je dois être à St-Hilaire dans trente minutes.
Eh merde! Pourquoi pas? Un peu de folie… Ca semble si lointain?
C’est pourtant ce qui m’a toujours caractérisé… Cette facilité de mettre un peu de magie dans ces petits instants fugaces. Semer un peu de bonheur dans la vie des autres, et la mienne… Allez, je fais un virage illégal et repars sur les chapeaux de roue… Je les ai croisés il y a bien une dizaine de minutes. J’immobilise le camion à moitié sur la voie d’accotement, l’autre moitié dans l’herbe haute, au risque de m’enliser. J’ouvre la porte, et le temps pluvieux s’engouffre dans la cabine. Mon pied s’enfonce dans la boue, avec ce bruit de succion désagréable qui cherche à vous retenir… L’air frais me grise, me ranime. Ils sont là, derrière une clôture, à une vingtaine de mètres. Je traverse le ruisseau, les bottes détrempées. Je m’en fou. J’ai besoin de les toucher, de sentir qu’ils m’acceptent.
Juste pour décrocher. Ne plus penser. Juste être avec eux.
Le chef est un énorme cheval brun… S’il vient me voir, les autres suivront. Si j’étais chevalier, c’est ce cheval qu’il me faudrait. Un noble destrier, un cheval de bataille qui m’aiderait à me frayer un chemin au travers des rangs ennemis, à pourfendre les idées absurdes, la bureaucratie, la bêtise humaine… Je me sens l’âme d’un mustang, sauvage, fougueux… Mais dompté. Brisé. Viens!
Viens à moi… Je t’appelle. Viens mettre un baume sur mon existence pathétique. Consolons nous, comme deux frères… Laisses mes yeux plonger dans les tiens, me ressourcer dans ton essence. Aide-moi à chevaucher, à faire une incursion dans mon psyché, à investiguer mon état délabré, mon mal à l’âme incompréhensible. Le voilà qui s’avance, curieux, protecteur. Les autres restent en retrait. Je lui tends ma main et mon cœur. Il dépose le bout du nez dans ma paume ouverte. Je ne sais pas… Je ne sais plus, mais je pense avoir versé une larme. J’aurais pleuré de reconnaissance. Comme un miracle, pour moi, l’esseulé, je vois les autres s’approcher. Ils viennent, tous, me voir, me sentir. La joie déferle dans mes veines. Le temps s’arrête. Et vite, je croque quelques photos. Je resterais là, à les caresser.  J’aimerais leur dire merci… Mais je crois qu’ils savent. Ils ont compris, bien avant moi. À contrecœur, je dois retourner  vers le camion. Il y a cette femme… Autrefois petite fille. Dont l’enfance n’est toujours pas guérie.  Je vais lui envoyer mes photos. Il n’y a qu’elle pour me comprendre. La vie est tellement plus agréable à ses côtés. Mais j’ai peur de l’étouffer avec mes problèmes existentiels… Qu’à cela ne tienne, elle saura apprécier ce moment furtif. J’ai envie de le partager avec elle. Destrier… Canasson, étalon… Canaille, joyeux luron. Je me sens ruer… Ras le bol des enclos.
Merci, mes frères!  Je dois partir au galop, j’ai une princesse à sauver. Mon armure est rouillée, mais elle en a vue d’autres. Ce n’est pas une armure d’apparat, mais une armure de campagne.
Je mets le chauffage dans l’habitacle, pour chasser l’humidité qui s’infiltre sous la peau. Quelle belle journée. Je retrouve mes esprits. J’ai une bataille à livrer. Le camion repart, fendant les flaques d’eau.
Je suis heureux.

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