mardi 8 mai 2012

Rêveries portuaires

Elle :

Dans mon imaginaire, ils sont en bois, construits par des travailleurs acharnés et conduits par des capitaines aux longs cours, passionnés de pleine lune, d’histoires de méduses et de sirènes. Ils sont remplis de buveurs de rhum et d’amoureux de femmes dans tous les ports. Ils sont habités par des légendes qui parlent de fées et de petits garçons qui ne veulent pas vieillir. Il y a à l’intérieur des trésors cachés ou pas, et des odeurs corporelles qui s’amplifient avec le temps de navigation.
Mais pour vrai.
Pour dire la vérité, sans mensonges, sans ajouter de couleurs.
Ils sont bien souvent en métal, rouillés. Habités par des capitaines fatigués de s’ennuyer de leur femme et de marins qui ont bien hâtes à leur paie. La lune n’est pleine qu’une nuit par mois et il y a longtemps que les scientifiques ont fait la preuve hors de tous doutes, que les sirènes n’existent pas. Les marins boivent certes du rhum, mais c’est aussi pour se donner du courage, pour oublier leurs petits enfants qui grandissent sans leurs bras chauds et forts et pour avaler, même de travers, qu’ils ne sont pas là pour les faire voler au-dessus de l’herbe en riant!
Dans les cales, les trésors se marchandent aux plus bas prix possible, entre l’Asie et chez nous. Encore heureux que ce ne soient pas des réfugiés de la mer qui cherchent à n’importe quel prix un avenir pour leurs enfants.
...
Mais de tout ça ne reste rien, quand avec un café dans la main, je regarde sur l’eau ces immenses vaisseaux, lourds, qui se confondent avec l’onde et le ciel… Quand doucement je les vois passer entre les deux rives, faisant passer tous les oiseaux pour des mouches… Je me perds en douces rêveries et j’imagine des jours de rêve à côtoyer les baleines, les requins et l’eau cristalline des grandes mers. J’aime imaginer des histoires torrides entre l’immensité et les âmes esseulées. J’aime me perdre en rêveries remplies d’or et de diamants. J’aime croire que ces hommes aux bras musclés, le soir sur le pont, regarde la même lune que moi et s’inventent aussi des histoires, sur des gens comme moi, qui restent sur le plancher des vaches et qui ne prennent pas toujours le temps de faire tourner leurs enfants dans les airs, au-dessus de l’herbe en riant.
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Lui :
Perdu dans le ventre d’acier de ce titan marin, il était inquiet.
Il serrait les dents. La peur l’enrageait. Il la méprisait.
Ce rafiot en avait vu de toutes les couleurs, mais ils avaient toujours su s’en sortir. Les lames bouillonnantes avaient beau se pourfendre avec rage sur sa coque, il fendait la mer en furie. Les éléments se brisaient l’échine, le navire continuait sa route, les moteurs à plein régime afin de ne pas laisser la mer prendre le dessus.
Une panne des moteurs serait un scénario auquel personne ne voulait s’arrêter. Les marins sont parfois superstitieux.
Il criait ses ordres aux autres matelots, ses énormes mains couvertes de cambouis. Sa voix rauque à peine audible, le chef mécanicien devenait une sorte d’extension biomécanique en fusion avec les moteurs diesel.
On ne savait pas vraiment qui craindre le plus, la tempête ou le chef mécanicien.
Si cet homme avait été de nature divine, il serait sans aucun doute sorti affronter la tempête et lui foutre une raclée de l’enfer.
Les matelots le craignaient, c’est vrai.
Mais tous auraient traversé le Styx derrière lui, si la folie lui en avait donné l’envie.
Les capitaines s’étaient succédé, mais la compagnie ne mettant plus un sou sur ses bâtiments depuis belle lurette, personne ne voulait être responsable lorsque l’irréparable surviendrait.

Le dernier en lice était un vétéran ayant fait de bien mauvais choix de carrière. Mal lui en avait pris de choisir son équipage. La cargaison perdue la sanction était tombée. Sa tête avait roulé. On ne rigole pas avec le profit des armateurs.

 Le chef mécanicien l’avait remarqué, sa moustache touchait le col d’une bière dans lequel il semblait vouloir se noyer. C’était dans un port d’Irlande. Une taverne qui avait dû connaître les raids vikings tellement elle était vieille… Ou bien était-ce son état de décrépitude. Parfois, les âmes esseulées se reconnaissent dans les traces que laissent les ravages du temps. Chez les humains, on appelle ça de l’expérience.  Il était déjà connu dans l’ombre des marginaux.
Un ancien membre de son équipage qui avait pris pas mal de gallons grâce à son départ avait voulu le narguer. Le poing du chef mécanicien était tombé sur lui comme une volée d’enclumes.
Un marin était à l’hôpital, une amitié singulière venait de naitre. Le sang qui coule a parfois ce mystérieux pouvoir d’amalgamer les âmes.

Comme si Neptune avait influencé l’alignement des planètes, le vieux capitaine avait fini par remarquer le rafiot.
L’Eldorado… Un nom de bâtiment qui aurait pu sonner comme un appel à la richesse et au bonheur, mais qui en avait maintenant l’écho lugubre d’un caveau funéraire.

Allez savoir s’il s’était reconnu dans ce bâtiment en fin de carrière, mais un coup de foudre avait retenti jusqu’au fond du cœur de ce vieux loup de mer.
C’était décidé, ils feraient un dernier voyage ensemble.

Le vent hurlait de plus belle, les câbles claquaient et vibraient à se demander s’ils étaient animés d’une volonté à s’arracher vers les torrents d’eau qui assaillaient le bateau.
Sous le ciel lourd, loin des étoiles, une alarme retentit.
Les gyrophares se mirent à virer, éclaboussant les parois de leurs lumières rouge sang.

Les matelots figèrent, sentant le froid de la mort qui tentait déjà de les attirer vers le fond. Ceux qui étaient proches du chef mécanicien disent encore, en chuchotant, qu’à ce moment un sourire est passé furtivement sur son visage.

La voix du capitaine se fit entendre, l’ordre d’évacuer était catégorique. L’équipage s’entassa dans les deux canots de sauvetage.

Les matelots s’apprêtaient à recevoir le capitaine quand celui-ci claqua la porte et rompit les câbles. Le reste n’est que houle, roulis et nausée. Le temps qui s’éternise, qui étire le face à face avec la mort jusqu’à ce que la folie se pointe et nous enveloppe dans une gangue de torpeur hallucinée.

Le soleil perçait les hublots crasseux du canot vide que l’eau berçait sur le côté. À l’intérieur, une vague superposition d’odeurs. Une odeur âcre de poussière et d’huile, typique du matériel entreposé pour longtemps. Une odeur d’humidité saline, malsaine, mélangée à celle de la sueur et de la peur.
Le cri des mouettes retentissait, étouffé, dans le vaisseau abandonné.

Durant la nuit, pendant la tempête, les canots d’urgence s’étaient échoués sur une plage. Les matelots s’étaient réfugiés dans une jungle sans savoir si elle pouvait être hostile, désirant mettre une distance entre eux et la mer encore furieuse.

La lumière du matin leur avait révélé un petit paradis.
Ils s’étaient d’abord constitués en équipes pour explorer l’île, qui s’était avérée juste assez grande pour avoir une végétation diversifiée. Ils pouvaient compter sur quelques espèces de fruits et de noix, ainsi qu’une abondance de poissons variés.
Mais quelle ne fut pas leur surprise de trouver l’Eldorado échoué de l’autre côté de l’île.
Une brèche dans la coque, il avait labouré la plage et s’était éventré sur des rochers non sans avoir déraciné plusieurs palmiers.
Le choc avait été terrible.
À croire que le rafiot avait foncé sur l’île, les moteurs à plein régime.

Une odeur de tabac venait de la cabine de pilotage dont les vitres avaient éclaté. Un rire doux en fusait, parfois. Le Capitaine y était encore, la jambe droite pliée d’une bien vilaine manière. Du sang séché dans sa moustache et des lacérations causé par les éclats de verre. Il souriait, grillant sa cigarette lentement, avec la concentration d’un connaisseur dégustant un produit de luxe rarissime.
Ce ne fût pas une mince affaire de redescendre le Capitaine au sol, mais ils y arrivèrent à l’aide de câbles et d’une civière.
Le chef mécanicien riait. Cachant ses yeux mouillés derrière son rire tonitruant.

Ce soir-là, ils allumèrent des feux, en retrait de la plage.
Ils n’allumèrent pas des feux pour signaler leurs positions, mais pour le confort de la chaleur et le crépitement des braises qui éloignent l’humidité.
Ils tinrent tous conseil, comme une grande famille. Tout le monde souriait en évoquant la prédiction que le Capitaine terminerait sa carrière avec le vieux rafiot.
Il fût décidé que le bateau serait démantelé au complet, et que des caches d’entreposage seraient creusées. Ils furent aussi d’accord que le poste radio resterait dans la maison du capitaine.
Tous furent unanimes, sombrer dans l’oubli valait bien mieux que sombrer dans l’abîme… Sombrer dans l’abîme de la mémoire des humains.

Le temps passa.
Les années se succédaient dans ce coin de paradis loin de la turpitude des hommes.
Une annexe provenant d’un bateau de recherche arrivait sur la plage aveuglante et son sable doux. Un homme en complet blanc, suivi de 2 marins mirent pied à terre.
Quelle ne fut pas leur surprise de trouver quelques bâtiments, un quai, puis un village entier, propre, organisé.
L’homme représentait la compagnie d’assurance chargée de trouver des preuves de la disparition de l’Eldorado.
Quelques habitants lui dirent que ce bateau n’avait jamais été aperçu aux alentours.
Le représentant, après quelques conversations, avait fini par repartir, sous le regard amusé des villageois.
Il n’était pas dupe, mais ne pouvait rien prouver. Ne restait du bateau qu’une plaque découpée dans la coque, sur la place du petit village bucolique.

Un morceau de coque, rouillé, avec de belles lettres blanches : « L’Eldorado ». Le vrai, celui qui se tapit dans le cœur et que redoutent les banques et la cupidité des hommes.

vendredi 2 mars 2012

Espoirs

Lui:
Nous pensons souvent que les rêves ne sont que des créatures chimériques.
Peut-être.
Ils ne sont toutefois pas tous éphémères.
Certains aboutissent même sur des réalisations concrètes.
Parmi les rêves moins grandiloquents, ils s’en trouvent qui prennent place dans notre quotidien. Un tel rêve d’une carrière, une autre d’une famille. Même celui-là qui rêve d’un vélo rouge pompier. Qui suis-je pour juger?
Quand les rêves sont emportés par les vents de la désillusion, c’est la réalité qui s’effrite.
Soudainement, plus rien ne nous oblige à sortir du lit, à affronter le quotidien.
 La vie est toujours la même, au-dehors… Mais à l’intérieur, c’est la grande noirceur.
Lorsqu’on perd ses repères, qu’on traverse un deuil, comment faire pour se retrouver. La douleur et l’incompréhension prennent toute la place. Ils absorbent la lumière comme un cancer gruge la vie. Ils gangrènent les germes du plaisir et de la joie pour faire place au désarroi et à l’incompréhension.
Les rituels sont encore là, mais le cœur n’y est plus.
Pourquoi?
Pourquoi devoir se lever, engager la conversation avec un collègue, répondre au téléphone.
Il n’y a que les rêves qui soient assez fort pour nous porter au bout de leur bras, contre vents et marées.
La peine et la douleur sont parfois plus fortes que les rêves.
Cette sensation de chute vertigineuse, comme si le sol se dérobait sous vos pieds à chaque pas.
Ce sentiment de n’être pas à la bonne place, de ne pas dire les choses adéquates. Quand les idées se bousculent et que notre esprit s’empêtre dans ce grand rien, ce vide… Ce vide ridicule qui aspire tout.
Lorsqu’on sent le tissu même de notre réalité se déformer, aspiré par le vide. Lorsqu’on sent notre raison vaciller et vouloir faire place à la folie.
Il faut savoir affronter la tempête, s’accrocher, jusqu’à ce que les premiers rayons de soleil touchent notre cœur et nous rappellent qu’il reste de l’espoir.
L’espoir des autres rêves, ou de rêves nouveaux. Quelque chose qui nous redonne envie d’affronter le quotidien et nous réchauffe de l’intérieur.
C’est pourquoi je crois fermement qu’il faut cultiver le rêve. Il faut toujours en avoir un de rechange dans sa poche, en cas de coup dur.
Qui sait, peut-être même qu’il est possible de le refiler à un pote en peine. Si ce rêve lui convient, qu’il puisse l’emporter avec lui, blotti contre son cœur comme un chat qui ronronne.
Pour moi, le rêve est un beau paradoxe, car il fait partie de la réalité.
Sans rêves, points de salut.
C’est ce qu’il y a de plus beau dans l’homme.
Ce qui le distingue du monstre qu’il sait parfois devenir.
Et comment fait-on pour cultiver le rêve?
Avec une dose d’espoir. Un phare qui nous ramène à l’essentiel, à la raison du pourquoi et du comment. Une motivation qui nous galvanise, pour endurer l’insoutenable grisaille d’un bureau sans éclats de rire par exemple.
Les hommes lui donnent toute sorte de noms.
Parfois, c’est la religion.
L’amour aussi est très puissant.
Mais le temps peut balayer tout ça. L’espoir subsiste quand même. Il est contagieux. Il se transmet.
Pour moi, l’espoir, c’est un lampion. Une petite flamme qui réchauffe l’âme.
Une lumière qui me ramène à l’essentiel et me permet de me recentrer sur mes rêves.
Essayez pour voir.
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Elle:
Il était une fois, une toute petite fille qui avait les yeux bien plus grands que son visage. Bien sagement elle attend sur la galerie, en jouant à la poupée!
Sa tante vient la chercher pour aller au Parc Belmont!
Elle est tout excitée car elle sait qu’elle va aller manger au restaurant et franchement, elle ne pourrait dire quelle activité entre les deux elle attend le plus!
Elle sait par contre que tout sera une joie, tout sera agréable et que tout aura une saveur nouvelle!
Elle est impatiente et elle attend fébrilement, parce qu’une fin de semaine chez sa tante qu’elle trouve si belle et si raffinée, ce n’est pas rien!
Même que chez elle il y a toujours des fleurs coupées.
À toutes les fois la petite fille aux si grands yeux se dit que, lorsqu’elle sera grande, elle aussi ira choisir chez le fleuriste, les plus belles et les plus odorantes fleurs pour décorer son appartement.
Sa tante a aussi une chienne. Une belle coquette qui, comme dans les films français, va partout ou presque avec elle.
La petite fille en vient à croire que sa tante vit dans un film.
C’est long! Elle ne se peut plus d’attendre!
Plus le temps passe, plus la petite fille désespère.
Et si elle m’avait oubliée?
Ce n’est pas les gens chez qui elle vit qui vont la rassurer. Ce sont des rabat-joie, qui se font un malin plaisir à barbouiller ses bonheurs. Ils savent rendre laid le rose qu’elle aime tant. Même le rire chez eux est laid. Jamais teinté de bonheur, toujours alourdi de peurs, de jalousies et de méchancetés.
Comme elle est contente de partir respirer du beau, du net et du croustillant ailleurs! Elle sait que chez sa tante, il y aura du beau monde, de bonnes choses à manger et plein, mais alors là plein de bandes dessinées! Juste pour le plaisir, juste parce que c’est agréable.
Elle adore quand elle lui souhaite bonne nuit en l’appelant sa puce. Être une puce dans la bouche de sa tante, ça veut dire être une belle princesse, être grande et importante.
Mais là… sur la galerie du deuxième étage, le jour tombe de plus en plus et sa tante n’arrive pas.
À chaque voiture qui tourne le coin, elle arrête de respirer.
C’est elle!!!
Non…
Elle commence à ressentir cette boule dans la gorge qu’elle connaît bien.
Et si elle ne venait pas?
La peur au ventre elle n’ose bouger, n’ose faire part de son angoisse…
Elle prie.
Mon Dieu, mon dieu… faites que ce soit la prochaine voiture!
Mon Dieu, mon dieu, je serai gentille, je promets que je vais écouter plus.
Mon Dieu, mon dieu, faites qu’elle ne m’ait pas oublié.
….
Je ne me souviens plus de ce qui se passe dans l’histoire entre les litanies de la petite fille sur la galerie et l’arrivée de sa tante si raffinée.
Mais…
Je sais qu’elle est finalement allée manger au Pondérosa et qu’elle a vu tous les manèges du parc Belmont! Elle a glissé dans la maison hantée et elle a fait les montagnes russes qu’elle adore!
Toute la fin de semaine le rose a été beau et le temps doux. Elle s’est promené une main dans la main de sa belle tante et l’autre main tenant la laisse de Coquette la belle chienne qui sait s’asseoir tranquille au restaurant.
La petite fille sait que ces moments sont rares et précieux.
Elle les garde dans un tiroir secret dans sa tête.
Secret et magique, car elle peut y aller toutes les fois où la vie est rude et même dure avec elle. Elle y va et arrive encore à sentir les fleurs fraîches et le parfum de sa belle tante Marie.
Car chez elle, elle est bien plus que la petite fille aux yeux trop grands… Elle est une belle puce. La belle puce de sa tante!



samedi 18 février 2012

À tire d'ailes

Lui :

Ma grand-mère me disait toujours…

-Il faut nourrir les petits moineaux du Bon Dieu!
-Mais pourquoi, grand-maman?
-Parce qu’ils vivent de rien, d’un peu d’eau, de pain et de simplicité.
-Ah…
Je continuais à les observer, sautillants, affairés à picosser la mie de pain sur le trottoir.
Rêvant de m’envoler dans le ciel à mon tour, avec si peu de besoins.
Plus tard, avec le temps, l’image des petits moineaux de ma défunte grand-mère est venue me visiter, au gré des responsabilités qui s’accumulent. L’hypothèque, les enfants, le couple. Puis vint la famille reconstituée, le travail, les embouteillages. Le prix des denrées qui ne cesse  d’augmenter alors que les salaires piétinent.
Pourtant, à bien y penser, le moineau d’Amérique est un des oiseaux les plus agressifs de sa catégorie.  Sans pitié, il attaque les autres oiseaux sans relâches, les pourchasses. Il prend toute la place et revendique l’espace. Il ne supporte pas la compétition.
Il doit manger sans cesse, chassant, fouillant, pour survivre et assurer sa reproduction.
Il a un but; survivre.
Il doit faire face à une foule de prédateurs.
Du coup, la simplicité et la félicité des « petits moineaux du Bon Dieu » m’apparaissent moins euphoriques.
Ma grand-mère me racontait que toute petite au manoir, cadette d’une famille de onze, elle adorait nourrir les pigeons près du grand ruisseau. Mais qu’à l’occasion, sa mère lui demandait d’en tuer quelques un pour faire un pâté.
Bien en peine, elle les appelait et ceux-ci, tout guilleret de la voir, accouraient pour se faire casser le cou.
L’apparence dans tout ça est qu’on ne peut se fier à quoi que ce soit. Si c’est trop facile, trop beau pour être vrai; c’est probablement le cas.
Comme lorsqu’elle fut victime d’une crise cardiaque. Une fois rendue à l’hôpital, son état stabilisé, le docteur nous avais dit qu’il devait la garder sous observation au cas où.
Simple procédure.
La frousse s’est estompée. On s’est remis à respirer.
On a préparé l’autre joue pour le destin.
Et il a frappé.
Le téléphone a sonné chez moi. Le lendemain soir. Mon parrain voulait parler à ma mère. Elle arrivait tout juste, encore vêtue de son long manteau et de ses bottes hautes. Elle pleurait déjà, sans savoir pourquoi.
Lorsque je lui ai passé le téléphone, elle s’est effondrée.
Grand-maman était partie.
Je crois qu’elle ne s’en est jamais vraiment relevée.
Elle est morte d’une seconde crise cardiaque, à l’hôpital. Alors qu’elle était sous observation.
Je commence à comprendre pourquoi je fais des cauchemars où je suis poursuivi, traqué.
Je commence surtout à comprendre qu’il n’y a rien à comprendre.
Il y a de quoi devenir craintif et suspicieux.
Superstitieux?
Grand-maman  connaissait toutes les superstitions imaginables et les mettait en pratique.
Encore aujourd’hui, je l’entends me dire :
-Araignée du matin, chagrin. Araignée du midi, souci. Araignée du soir, espoir… Laisse-la donc vivre timone!
Je ne pouvais prononcer adéquatement l’appellation « petit monstre ». Forcément, celle-ci m’a collé à la peau.
Ma grand-mère me disait toujours bien des choses…
Je crois que lorsqu’on est blessé par la vie, cicatrisé, effarouché par le souvenir de n’avoir rien vue venir… Je crois que le besoin impératif de trouver une façon de survivre fait son chemin et nous tend la main pour nous garder la tête hors de l’eau.
C’est peut-être ça, finalement, qui est merveilleux avec les oiseaux.
Ils ne réfléchissent pas…
Ils sont à l’abri des tourments de l’esprit.
Cependant, nous ne sommes pas des oiseaux.
Il nous reste les allégories. Les images. La bonté.
Grand-maman me parlait souvent de la Sainte Vierge.
Elle y croyait tellement. Elle savait le lot de la mère qui s’efface derrière ses enfants et son mari. Elle savait l’extraordinaire courage de Marie qui a dû endurer la vision de son propre fils sur la croix.
Mais elle ne me parlait pas de ça… Elle me disait plutôt qu’un jour, elle aurait sa maison, avec des oiseaux, qu’elle prenait la peine de me dessiner, avec au-dessus du toit, un soleil radieux. Dans mon souvenir, j’entends encore les crooners qui chantent à la radio. S’ils avaient pu savoir le plaisir qu’ils pouvaient lui procurer.

J’aimais bien lorsqu’elle se choquait avec le sourire en disant « scram!!! »
C’est bon, d’avoir la visite de sa grand-mère de temps en temps, à travers ce millier de choses qu’elle pouvait bien dire.

Allez, je « scram » grand-maman.
On se revoit plus tard.
Tu m’en as tellement dit…
Ça fait quoi…  Presque 30 ans maintenant.
Tu me manques encore.
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Elle :
Tout doucement, ils viennent manger dans sa main. Ils sont volages, légers, mignons et peureux. C’est à tire d’ailes qu’ils viennent et repartent presque à la vitesse de la lumière! Ils sont légers et ça la fait rire! Combien de temps peut-elle rester là, à offrir pitances et amour à ces êtres ailés? Beaucoup! Ça fait rire ses enfants et son amoureux en est attendri. Il voit dans ce rituel de sa femme, toute la tendresse et la douceur qu’elle ne laisse passer que trop peu souvent. Quand il la voit comme ça, souriante, détendue et offerte au plaisir, une bouffée chaude d’amour l’envahit.
….
Quand elle marche dans le parc pour aller nourrir les mésanges, elle ne peut s’empêcher de penser à lui. Son père qui du haut de son presque rien, qui parlait fort et se vantait d’être tant respecté que les gens « viennent manger dans ma main ». Elle frissonne au souvenir de cette voix tonitruante! Car pour être craint il l’était.
Par tous!
Par sa mère, ses sœurs et elle-même. Toutes les fois où elle jouait à devenir petite comme une souris. Disparaître et ne pas faire de bruit. Être oublié par son père devenait plus qu’un jeu, mais un but à atteindre. Une façon de vivre doucement, sans faire de bruit, sans rien demander, ni espérer. Elle regardait ses sœurs et sa mère être aux petits soins, être aux aguets pour satisfaire toutes ces demandes, caprices et en était malade.
Elle doit se l’avouer aujourd’hui, c’est sa rigidité à lui qui l’a mené là où elle est. Sa force intérieure est calquée sur la sienne. Mais au lieu d’en abuser sur les gens qu’elle aime, elle poursuit son « œuvre » à lui. C’est à elle qu’elle s’attaque si durement. Elle n’est jamais assez bien, jamais adéquate, elle est insatisfaite d’elle-même. Quand elle se regarde dans le miroir, ce sont ces yeux à lui qui la jugent. Elle commence à peine à s’en rendre compte. Et ça la peine d’être devenue ce qu’elle a toujours combattu. Elle a tant et tant jugé ses sœurs et sa mère pour leurs abnégations, leurs soumissions à ce petit napoléon de petit salon! Et elle se devait d’admettre que bien qu’elle n’ait jamais plié devant lui, jamais baissé les yeux… Elle a intégré son discours jusqu’à la moelle et était devenue son propre bourreau.
Quel exemple fait-elle pour ses propres enfants?
Elle s’en veut un peu pour son manque de douceurs, pour ses peurs de décevoir, sa recherche d’être plus que parfaite toujours et tout le temps.
Elle regrette les instants d’amour volés par son manque d’abandon dans les bras de son amoureux.
Elle continue à marcher, en faisant craquer la neige sous ses pas… Elle tente de respirer profondément, une larme coule… Peut-être deux. Il lui reste maintenant à apprendre à vivre avec ce qu’elle souhaite devenir et apprendre à aimer cette dualité qui existe en elle. S’aimer ce n’est pas l’aimer lui. Elle veut apprendre l’amour et la douceur de soi, pour aimer mieux les gens qu’elle aime.
Tout doucement, ils viennent manger dans sa main. Ils sont volages, légers, mignons et peureux. C’est à tire d’ailes qu’ils viennent et repartent presque à la vitesse de la lumière! Ils sont légers et ça la fait rire! Elle respire et se sent bien!

lundi 6 février 2012

Photographes

Elle :
Au départ, je croyais qu’il ne fallait que jouer de l’index pour exprimer avec délices toutes mes visions. Comme une automate sur le pilote automatique, je jouais de mon plaisir sans rechercher plus loin si autre chose de mieux m’y attendait. Je jouais parfois dans la lumière, parfois dans le recoin de l’ombre. Jamais je ne me posais la question des couleurs que devraient avoir les feux d’artifice!
On peut jouir longtemps des mêmes plaisirs, on connait bien le bouton et on sait y jouer!
Pourquoi changer une recette gagnante?
Et…
Au détour d’une conversation, d’un échange et de confidences avec des intimes et/ou des inconnus ayant les mêmes affinités, j’ai découvert tout un pan inexploré, des contrées qui semblaient vouloir exister en moi, dont je ne connaissais pas l’existence ou si peu. Comme je suis curieuse, mais pudique à la fois, comment leur dire que je ne sais pas aller où ils vont déjà?
Que je n’ai jamais osé explorer, moi, la téméraire, moi la prospectrice!
Pour ne pas être en reste, avec précaution, je me suis aventurée dans des avenues moins convenues, mon index s’est fait plus lent, plus pointu… J’ai osé le plaisir qui s’aventure dans des zones moins faciles, plus camouflées.
Cette exploration a parfois été ardue, il a fallu que je sois patiente, que je trouve le chemin dans des espaces parfois flous, c’est à tâtons bien souvent que j’ai avancé vers ces façons de faire. Il aurait fallu que je me documente, que j’écoute les conseils, mais bon, j’aime explorer sur le terrain.
La théorie je veux bien, mais après que j’ai apprivoisé la bête uniquement!
Bien qu’il me reste des avenues, que dis-je… Des autoroutes à découvrir, passer du mode automatique à manuel avec mon Nikon, reste la meilleure décision que j’ai prise. Jouer de la lumière, de la couleur et de l’ISO est un plaisir sans pareil, pour mon index, mon cerveau et ma joie de vivre!
Je décide maintenant seule où je veux aller et de quelle façon je prends mon pied! Et comme le plaisir se prend bien mieux à deux que seule…
J’aime faire de la photo avec lui, qui a un œil si particulier sur la vie qui nous entoure.
Il englobe à lui seul le monde entier, tandis que moi, plus tatillonne, je recherche le détail, la couleur ou la courbe que personne ne voit ou ne remarque. On se complète là, comme ailleurs.
Je faisais de la photo bien avant lui, mais avec lui mon plaisir est plus pointu, plus explorateur… plus festif!
Et je ne veux plus jamais, jamais bouder mes plaisirs!
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Lui :
Les photographes sont des voyeurs.
Ils s’exposent sur le terrain afin d’exposer leur voyeurisme.
Leurs images transpirent leurs jugements.
Ils sont aussi utilisés par les pouvoirs qui dirigent les médias.
Hors contexte, une photo peut détruire la réputation d’une personne, elle peut même l’incriminer.
Sans franchir les frontières vers des contrées exotiques, un déshabillé sexy peut vous arracher la vie. L’honneur se lave avec le sang. La liberté est un crime odieux pour bien des fanatiques.
La volonté de rapporter un événement, un message par la lumière, peut jeter l’ombre sur la raison. La photo devient un instrument de la folie.
Amis voyeurs, je vous en conjure, traquez la beauté et la joie, afin de la répandre et de la développer.  
Révélez ce qui fait rire ou se questionner.
Désarmez la connerie humaine par votre fraicheur. Faites la guerre aux préjugés avec la légèreté du rire d’un enfant.
Combattez la douleur et l’injustice en exposant ce que vous aimez.
Rappelez-vous que le photographe peut-être photographié à son tour. L’arroseur arrosé doit aussi répondre de son ouverture au monde.
Il peut être jugé pour sa vision.
On peut vouloir l’empêcher de voir.
Mais le passionné doit, pour respirer, continuer à regarder.
Il doit exposer son regard pour exister.
Jusqu’au jour où la noirceur devient totale. Même la plus grande ouverture ne peut plus rien révéler. Il est temps de fermer les yeux et de s’assoupir avec ce sourire qui dit…
J’ai vu tout ce que je pouvais vouloir voir.
J’ai vu la joie,
         La beauté,
                   Une vie accomplie.

samedi 31 décembre 2011

Phare

Elle :
J’ai tout jeté par la fenêtre du balcon qui entoure notre havre.
Tous ces tissus qui portent son odeur.
Elle est partie.
Avec lui.
Elle prendra le train tout à l’heure.
Elle ne pouvait faire fi de ce qui l’attendait au bout du rail.
Tout ce blanc qui fait comme tache noire sur mon cœur.
Elle voulait toujours faire l’amour dans des draps blancs, soyeux, doux. « Pour aller avec ta peau »me chuchotait-elle.
...
Ils s’exilaient ici presque tous les jours.
Le même rituel.
Toujours.
Elle montait la première.
Se dévêtait, s’enroulait dans les draps et m’attendait.
Moi.
Moi je montais lentement, délicatement, pour essayer de la surprendre doucement. J’adorais poser mes lèvres sur ce tissu qui enveloppait la chair de ses cuisses. Je soufflais la chaleur de mon désir tout le long de son dos, jusqu’à sa bouche, offerte. Jolie et délicieuse.
Nous avions nos délices et nos supplices dans l’amour. Elle savait me faire fondre et me faire plaisir, attisant toujours plus cette montée vers le bonheur derrière lequel se cachait un besoin impératif de la posséder.
Je l’aimais.
Je l’aime encore.
Je répèterai cette phrase encore dans mille ans.
Après que l’on se soit aimé aujourd'hui, elle m’a dit : « Je pars avec lui »…
Doucement, elle m’a embrassée, tendrement elle m’a enlacée. Elle m’a dit « Je t’aime et ce sera toujours là en moi ».
S’est habillée et sans jeter un regard vers moi, est sortie dans le jour qui tombe bien moins vite que mon corps affalé sur notre lit, ivre encore de nous deux.

J’ai jeté par la fenêtre les témoins de nos ébats, de mon désir et de mon amour pour elle. Je descendrai à mon tour. J’écouterai battre mon cœur et je larguerai les amarres et je partirai loin.
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Lui :

Le propre du conte de fées est d’exister contre toute attente.
En cela réside toute sa magie.
Plus il est improbable, plus il est extraordinaire.
Ses aspects redoutables et terribles nous effraient.
Son dénouement nous fascine comme une romance destructrice.
Il est la genèse qui suit l’apocalypse, la dualité des hommes qui cherchent un monde meilleur dans la destruction et la domination.
Il représente l’enfant en nous, refusant de voir l’implacable réalité, accrochée à son rêve psychotique.
Il était une fois, un homme d’affaires ambitieux fort occupé.
Chaque jour, il consultait le grand écran qu’il avait fait installer à grands frais dans son bureau de directeur.
À l’aide de son ordinateur, il pouvait voir si la compagnie progressait, si sa vie était satisfaisante.
Il regardait ses comptes bancaires, ses virements, les employés à virer.
Chaque jour, d'aucuns pouvaient affirmer qu’il était fort affairé.
Mais il advint que la voix de sa secrétaire le sortit de sa contemplation. La journée tirait à sa fin et l’homme d’affaires n’avait pas su remplir tous ses objectifs.
Furieux, il renvoya la pauvre secrétaire sur-le-champ.
L’homme d’affaires était dans tous ses états.
L’heure était au bilan.
L’homme d’affaires scruta son ordinateur de fond en comble, ses comptes, questionna ses associés de plus en plus nerveux.
Tout était là.
Même plus.
L’homme d’affaires avait même découvert de nouvelles compagnies venues se greffer à ses activités industrielles, lesquelles avaient été achetées à vil prix, à force d’intimidation et d’injonctions.
Fort satisfait, l’homme d’affaires savait pourtant que quelque chose clochait.
En vieux routier du pouvoir, il savait qu’il ne pourrait avoir l’esprit en paix en sachant qu’il ne savait pas. Ses associés se précipiteraient sur son siège comme des loups affamés sur un moribond sans défense.
Consultant de nouveau le grand écran, il constata à son grand désarroi que la réponse était là, devant lui. L’homme d’affaires avait tout. Le pouvoir, l’argent, la destinée des hommes, le prestige… Mais il n’avait pas le temps.
Comment pouvait-il posséder le temps?
Demandant à son ordinateur comment il pouvait s’arroger le temps, il obtenu qu’il pouvait tenter de l’arrêter.
Qu’à cela ne tienne, il lui fallait ce qu’il n’avait pas.
Il envoya ses hommes de confiance grassement payés à la recherche de cet endroit oublié, avec pour mission de l’acheter à n’importe quel prix.
Les yeux rivés sur le grand écran, il ne cessa d’observer les déplacements de ses hommes jusqu’à ce qu’il obtienne satisfaction. Un endroit reculé, où le temps s’arrêtait.
Il fit préparer son hélicoptère dès que les papiers furent signés et s’envola sans attendre une minute de plus, afin de savourer rapidement le temps arrêté.
Il pourrait y faire installer un grand écran sur place et contrôler son empire.
L’hélicoptère s’enfonçait rapidement dans la nuit, survolant des contrées de l’empire encore inconnues de l’homme d’affaires.

Près d’une falaise, un phare se dressait, fier, éclairé par les premières lueurs de l’aube.
Constatant que ses téléphones cellulaires ne fonctionnaient pas, l’homme d’affaires ordonna à son pilote de l’attendre et mit pied à terre.
Il marcha jusqu’au vieux portail d’acier et ouvrit l’énorme porte pour s’engouffrer dans le phare.
Un étrange capharnaüm y régnait. Cela sentait son enfance. Des fleurs et des herbes séchaient, accrochées un peu partout. Quelque chose mijotait et répandait son fumet.
L’homme gravit les marches, sans vraiment regarder les lits déserts et monta jusqu’à la chambre principale. Un grand lit l’y attendait.
Envahi par une grande fatigue, il s’y étendit, ferma les yeux, et s’assoupit.
Étrangement, il se sentait déjà chez lui.

Elle était allée chercher des baies et relever les pièges et les collets afin de préparer le repas du soir.
Ses enfants étaient partis tôt. L’école était loin, et le chemin ardu.
Elle se demandait parfois pourquoi elle s’entêtait à rester dans ce phare éloigné de tout et de tous.
Ses grands-parents avaient fuit la guerre pour y trouver refuge. La vie y était dure, mais ils avaient trouvé un certain bonheur.
Cependant, elle se trouvait bien seule. Son mari était disparu en mer, nul ne l’avait revu. L’absence de sa chaleur lui faisait parfois douter de sa féminité, de l’importance de vivre. Seuls ses enfants lui faisaient entendre raison et lui rappelaient qu’elle était une mère.
Elle ajusta sa robe et chassa les pensées importunes au loin. La vie était bonne malgré tout.
Le phare l’assurait de ne jamais perdre son chemin, la ramenait vers l’essentiel, ses enfants, sa vie empreinte de simplicités, loin des tracas.
Alors qu’elle s’approchait, elle remarqua l’engin sophistiqué dans la clairière. Énorme vautour d’acier aux formes sombres.
Comme son mari lui manquait lorsque l’incertitude perçait la carapace de son bonheur.
Le cockpit de l’appareil était si sombre qu’elle ne voyait pas si quelqu’un était à l’intérieur. Elle passa rapidement son chemin pour retourner chez elle, derrière les épais murs de fonte du phare.
Elle suspendit les gibiers, mit le potage hors du feu et monta dans sa chambre.
Les escaliers craquaient sous ses pas légers. Le son familier la rassurait.
 Mais lorsqu’elle qu’elle s’approcha du lit, elle se sentit happée par un vertige démesuré. Sa peau aimantée vers celui qui obtenait tout ce qu’il voulait.
Son pouvoir était tel qu’elle ne pouvait qu’obéir à cette volonté dont il n’était pas toujours conscient. Elle le désirait et le craignait.
Elle s’agenouilla, résistant de tout son être, son esprit se déversant sur son cœur comme du métal en fusion. La douleur crispait chaque muscle de son corps jusqu’à ce qu’elle se brise, jusqu’à ce qu’elle atteigne le point de non-retour, là où la souffrance perd son sens. L’instant de grâce qui mène vers l’abandon, le repos du guerrier.
Les murs d’acier vibraient, lui parlaient.
L’homme dans le lit voulait le phare, et elle en faisait partie.
Elle pouvait résister et périr, ou céder et vivre l’insouciance, accepter son rôle de toujours… Être la gardienne du temps.
L’homme d’affaires s’était réveillé. Quelque chose de fantastique se déroulait sous ses yeux, mais aussi en lui. Comme si ses ambitions prenaient forme dans l’air, devenaient tangibles, effrayantes. Il sentait son désir pour cette femme.
Ses démons n’avaient jamais dépassé la cupidité. Il était submergé par l’envie de la posséder, complètement.
Lorsque leurs yeux se rencontrèrent, ils furent tous deux balayés par ce courant, emportés par la puissance de cette magie qu’est parfois l’amour.
Le temps passa, lentement.
L’homme se désintéressa de son empire pour se concentrer sur sa femme.
Mais bientôt, il trouvât que les enfants prenaient trop de place, l’empêchaient de profiter pleinement de sa concupiscence.
Il les envoya parcourir le monde, profiter de sa richesse.
La femme comprit que cela protégerait ses enfants et ne s’objecta pas.
Le phare tomba dans l’oubli. L’homme d’affaires avait acheté les terres environnantes, les chemins disparurent à force de ne plus être empruntés par quiconque. Même le  brouillard caressait la terre, s’affairant à soustraire le phare du regard des hommes.
 Cependant, une âme errante s’égarait parfois aux abords du phare. L’homme d’affaires, intraitable, accueillait la personne, mais décidait de la séquestrer, afin d’assurer la pérennité de son bonheur.
Enfermés dans la plus haute pièce du phare,  la femme pouvait les entendre pleurer leur liberté.
Voyant la peine que cela causait chez la femme, l’homme d’affaires avait installé une serrure sur l’énorme porte. Convaincu qu’elle serait tentée de libérer les captifs.
Le soir venu, elle menait l’homme d’affaires dans le grand lit et lui chantait son amour. Elle le rendait ivre par ses caresses et assouvissait ses désirs jusqu’à ce qu’il soit complètement épuisé.
Sombrant dans un sommeil profond, elle pouvait alors permettre la fuite des otages avec les grands draps du lit, témoins de leurs ébats.
Grisés par les effluves torrides, les gens s’échappaient pour ne jamais revenir, victime du sortilège visant à les protéger… Car depuis ce temps, de par la volonté de la femme, le temps permet d’oublier.
Encore maintenant, elle s’acquitte de son devoir…
C’est la gardienne du phare, celle qui doit rappeler aux hommes de s’arrêter pour aimer.
Les murs du phare continuent encore à vibrer dans le vent, presque inaudibles, semant l’amour là où on s’y attend le moins. Comblant l’espace laissé par les deuils et les cicatrices de la vie.